Yukon, sur les traces de Jack London

Le Yukon était, pour moi, un rêve d’enfant. C’est Jack London et l’adaptation de son livre Croc-Blanc par Disney, qui m’ont mise sur sa route. Haute comme trois pommes, je rêvais déjà de grands espaces, d’une cabane en bois au bord de la rivière, parcourant les étendues blanches et sauvages avec mes chiens de traîneaux. J’ai envié « l’enfant des neiges » de Nicolas Vanier, dont la fille vivait mon rêve éveillée, de Prince George à Dawson.
Depuis, les chiens de traîneaux ne m’enchantent plus. Mais la petite Lucie, elle, a fini par me tirer par la manche de mon uniforme vert kaki. Je l’ai prise par la main et on est parties.

Sur les routes du Yukon

De Calgary à Whitehorse

Ici les pare-brises me rappellent ceux de mon enfance. Les insectes s’y écrasent incessamment, obstruant la vue. Ça n’arrive plus en France. Je dépose mon téléphone pour admirer les détails flous à travers les vitres.

Le soleil doré joue avec les ombres et parsème les arbres d’une orée scintillante. J’aimerais pouvoir arrêter la voiture pour prendre mille photos et capturer ces moments,où les heures de route finissent par valoir la peine. Il est déjà tard. 19h15. Encore quatre heures de route jusqu’à Whitehorse et des heures de sommeil à rattraper depuis Calgary.

De Carmacks, Ross River à Faro

Ces derniers jours n’ont pas été des plus joyeux. La conversation peine à naître. Les tentatives d’histoires, que je sors comme un tour de magie, tombent à plat. Les kilomètres s’avalent suite à la perte tragique de Juneau, le chien de mon hôte, une nuit à 2h30. Je ne m’étendrai pas sur le sujet, mais mon rêve de petite fille s’est vu entaché lorsque mon regard a croisé les yeux bleus de cet husky blanc, figés par la peur face à la mort.
La montée jusqu’au Yukon n’a pas l’âme d’une ruée vers l’or, sauf peut-être lorsque je m’attarde sur ces golden hours de début d’automne.

Le silence a encore pris toute la place aujourd’hui. Quelques sujets lancés. Des faux pas politiques. Il faut, apparemment, ne pas vivre dans le passé. Mais que faire de ces années d’histoire où certains ont été oubliés ?
Je me concentre sur le paysage, impassible face aux larmes de celui qui me conduit. Que dire à un vieil homme qui vient de perdre son meilleur ami ?

La route continue et j’ingurgite le sandwich le moins transformé. Heureusement que j’ai embarqué avec moi quelques fruits. Mon visage bourgeonne déjà. Après trois jours à rouler depuis l’Alberta, je n’ai pas su dire non. La tournée est longue. Partis à 7h30 ce n’est que vers 23h que nous rentrons. Il en faut des kilomètres, pour livrer les communautés de Carmarcks, Ross River et Faro.

De Tagish à Carcross

Mon camp de base se pose enfin à Tagish. J’ai envie d’hiberner au cœur de cette cabane rustique. Le mur est tapissé de souvenirs manuscrits, de photos, de cartes postales. La vie a prise place autour du poêle, sur ces lits vêtus d’un sac de couchage. C’est un peu le bazar sur la table, alors, à chaque fois qu’il faut poser une assiette, je pousse un peu plus sans jamais ranger, car le lendemain promet une nouvelle couche.

Les jours à Tagish ont fini par défiler. Les va-et-vient entre Whitehorse et Carcross nous ont offert des haltes adéquates. L’arrivée salvatrice d’une Allemande de 18 ans m’a fait déposer les armes, après avoir porté sur mes épaules la tristesse d’un hôte face à son deuil. Je décide de poser mon fardeau au cœur du Miles Canyon que nous découvrons. J’aimerais arrêter de me sentir responsable des émotions des autres.

Puis une mexicaine nous rejoint. On s’arrête enfin devant le lac Émeraude, qui subjugue à chaque fois que nous empruntons la route menant à Whitehorse. Rien à voir avec celui qui trône au milieu du parc national de Yoho. Ici, les paysages s’harmonisent comme dans ce Disney de 1992. C’est d’ailleurs en haut des dunes du désert de Carcross, que nous contemplerons le mieux ces beautés d’un autre monde.

Kluane, parc national du Yukon

De Haines Junction à Soldier’s Summit

Ça y est ! C’est l’heure de notre premier road trip ! J’ai hâte de découvrir ce territoire qui m’a bercée d’illusions depuis si longtemps, hâte d’en fouler les sentiers, hâte de m’y plonger intensément.
Mon hôte ne randonne plus. La Mexicaine profite de sa première balade menant au Soldier’s Summit, à deux pas du centre d’information Thechàl Dhàl’, fermé à cette époque de l’année.

J’absorbe les vues que la route veut bien m’offrir. Je n’atteindrai pas Observation Mountain, cette fois, qui nécessite 19 km de marche et je me répète inlassablement : « je reviendrais », comme une promesse à ma part d’adulte. Aurai-je l’occasion de fouler à nouveau ces contrées ?
J’ai choisi de faire du HelpX par praticité et parce que, parfois, j’ai moi aussi envie de me laisser guider.

Alors je lâche prise. Je me sais déjà chanceuse d’être ici, sur ces terres lointaines fantasmées petite… Effleurer le parc de Kluane sans pouvoir s’immiscer dans ses entrailles : c’est ok… puisque les couleurs automnales se sont invités.

De Katleen Lake à Haines Junction

Après une nuit sous tente, Kings Throne veille, caché sous les nuages. J’aperçois le chemin qui mène à son sommet depuis le lac Katleen. Les couleurs ne se capturent pas. Il faut les saisir d’un simple regard.

La route continue le long du parc. S. s’arrête et nous profitons d’une éclaircie pour se dégourdir les jambes sur le sentier du Glacier Rocheux. Je n’imaginais pas un instant qu’un glacier pouvait officiellement être fait de roches. J’hume les senteurs automnales qui émergent lorsque la terre est mouillée. Les roches dégoulinent de la montagne et, pourtant, nous marchons sur une voie élaborée. La pluie nous rejoint.

On reprend la route trempée jusqu’à la cascade aux millions de dollars. Le bitume se poursuit mais la vue est bloquée par les nuages de pluie. S. décide de faire demi-tour pour rejoindre Haines. Nous nous endormons bercées par les trombes d’eau pour ouvrir les yeux, éblouis par le soleil.

Le sentier Auriol nous accompagne pour 1h ou 2h, histoire d’avoir une vue sur la ville derrière les arbres. Notre exploration du parc national de Kluane s’arrête là, mais j’ai déjà noté mes prochaines étapes.

Sur les traces de la ruée vers l’or

S’il y avait bien quelque chose que j’avais effacé de ma mémoire derrière l’adaptation de Croc-Blanc, c’était l’histoire de la ruée vers l’or. Quelle ne me fut ma surprise de redécouvrir le Yukon sous cet angle. Afin d’en apprendre un peu plus, nous avons traversé la frontière…

Une journée à Skagway

S. décide de passer la journée à Skagway. Je suis exténuée. La route qui y mène est belle. La lumière du matin invite à l’aventure, mais je grelotte sur mon siège passager. Le poste-frontière surgit au milieu des montagnes. S. semble connu comme le loup blanc. On atteint la ville en fin de matinée juste à temps pour un déjeuner au Red Onion Saloon. Construit en 1897, au tout début de la ruée vers l’or du Klondike, cette institution abreuvait les chercheurs d’or et bien plus encore. Nous montons à l’étage, où l’on nous remet un porte-jarretelles en guise de bienvenue.

Les dessous d’une institution

Nous découvrons la vie des filles de joie. Chaque prostituée avait une poupée en porcelaine à son effigie. Comme le turn-over y était important, la chevelure et la couleur des yeux étaient interchangeables. C’est au bar qu’on pouvait les voir : si la poupée était couchée, il fallait en choisir une autre ou attendre son tour (de 15 min). Réparties dans 10 petites chambres à l’étage, les femmes y gagnaient bien leur vie. Et l’or… apportait son influence. Elles furent d’ailleurs parmi les premières à obtenir le droit de vote aux États-Unis dès la fin du 19ème siècle. Aujourd’hui le Red Onion Saloon trône encore fièrement sur Broadway, entouré de boutiques de souvenirs où déambulent les croisiéristes du monde entier.

Skagway fut l’une des portes d’entrée de la ruée vers l’or. Fallait-il encore franchir le White Pass Trail avec près d’une tonne de vivres sur le dos, tout en déjouant les tours de Soapy Smith, célèbre escroc de l’époque. L’autre option, via Dyea, consistait à gravir le Chilkoot Pass, avec l’espoir pour seule boussole. La construction de la voie ferrée entre 1898 et 1900, reliant Whitehorse à Skagway, amena les aventuriers à délaisser la première option.

Mais la route est longue jusqu’à Dawson City…

Dawson City, ville fantôme ?

Les arbres virent au doré. Les matinées se font plus fraiches. Je reste suspendue à mon appareil photo, peut-être parce que mes yeux se ferment souvent sous la fatigue. La route s’étire aujourd’hui. Le silence de mon hôte ne me gène plus. Je me suis accoutumée au rythme de croisière et au rock qui embaume notre van blanc. De la mythique Alaska Highway, nous empruntons la Klondike Highway.

Dawson City a été fondée en 1896, suite à la découverte d’or à Bonanza Creek. Beaucoup y sont venus pour les pépites mais la majorité y a découvert une soif pour l’aventure. Jack London y a trouvé la matière brute de ses récits. Les conditions extrêmes et les températures hivernales ont forgé une capitale vibrante, qui accueillait en 1898 plus de 30 000 habitants. Les bars, cabarets et théâtres y ont fleuri. Et c’est au cœur du Diamond Tooth Gerties que nous nous savourons, ce soir, un spectacle en trois actes, digne du célèbre Moulin Rouge.

Aujourd’hui, la rivière Klondike est exploitée par de grandes compagnies qui pillent ses rives. Pour nous elle ne regorge d’or, non pas à cause de ses pépites. Les arbres qui s’y reflètent ont revêtu leur parure dorée. Des montagnes de quartz s’agglutinent sur les berges, déformant le paysage naturel lorsque l’on rejoint le Dredge No 4. Des petits perchoirs à oiseaux parsèment les bords de route, offrant un semblant d’équilibre fragile.

C’est la fin de la saison. Depuis 1900 et la fin de la ruée vers l’or, Dawson City revêt chaque hiver une apparence de ville fantôme. Seules les façades en bois racontent encore son histoire, parfois déformées par le permafrost et les affres du temps.

Tombstone, l’or du Yukon

Notre périple s’achève à Tombstone. La météo se contente de brume et de pluie. Les couleurs sombres d’une fin d’automne émergent sous les nuages et j’espère pour le lendemain une éclaircie.

Les sommets sont saupoudrés de neige. L’hiver arrive plus tôt dans le Grand Nord. J’enfile mon bonnet pour parcourir les plaines, espérant capturer le jaune et orange vibrant. Le soleil refuse d’être de la partie. Et sur cet échiquier géant, Dame Nature contre mes cavaliers ardents. Je dois repartir pour huit heures de route, sans avoir posé les pieds sur ces chemins de randonnées, qui murmuraient à l’oreille de la petite Lucie :

« Viens t’aventurer ici. »


Ce n’est pas l’or que je suis venue chercher au Yukon. C’est la réalisation d’un rêve qui ne m’a jamais lâchée. Tenace, un peu comme cet homme vivant dans sa cabane sans eau ni électricité. J’exagère… son générateur et ses panneaux solaires comblent les manques et l’eau se puise, non pas au puits, mais chez les pompiers d’à côté. Malgré les bruits de souris et les pleurs solitaires la nuit, la générosité de mon hôte a marqué ces trois semaines au Yukon. Avant mon départ, il venait d’adopter un nouveau compagnon… peut-être pour combler la solitude qui s’abat lorsque les volontaires ne sont plus là.

Au-delà des paysages, j’y ai surtout trouvé une communauté bienveillante et soudée, une bouffée d’air frais et une envie de ne plus jamais quitter ces contrées. C’est peut-être la première fois que tout me paraît fluide depuis mon arrivée au Canada. Il suffit peut-être de suivre ses rêves pour retrouver les chemins de la liberté.

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